J’ai la joie d’habiter dans un bloc où la buanderie est au sous-sol, et où les machines à laver sont payantes. Les machines coulent aussi si les trois fonctionnent en même temps, mais ceci n’est pas mon point. Mon point est que j’ai besoin de pièces d’un dollar pour laver mes vêtements. Ceci est bien peu pratique dans un monde où la monnaie devient de plus en plus obsolète. Je n’ai pas d’emploi qui me permet d’en ramasser—je fais juste de la grosse argent moi! —je dois donc faire le pèlerinage à mon institution financière quelques fois par année pour aller chercher des rouleaux d’un dollar. 

Notons que je suis pleinement capitaliste et que je crois en l‘argent. Mais même moi je perds une partie de mon âme—le peu qu’il me reste—lorsque je dois aller chercher des rouleaux. La dernière fois, un mardi après dîner, loin d’être une plage horaire supposément occupée, j’ai failli y laisser ma peau.

J’arrive, remplis d’espoir et de honte du fait que ça fait deux semaines que j’échange des deux dollars pour des un dollars à mes amis. J’étais dû! Déjà, il y a deux personnes devant moi, et deux personnes au comptoir. Ça ne commence pas bien. Je croyais que le mardi après dîner était une plage horaire optimale, mais finalement je dois remettre en question toutes mes croyances d’horaire.

À gauche, deux vieillards qui parlent fort, à droite une dame âgée. La dame se fait proposer d’aller s’asseoir durant que la commis règle son problème. Ah, c’est curieux, je pensais que le comptoir était fait pour donner un service de première ligne rapide, et non pas pour appeler quelque part pour obtenir de l’information sur le fait que la madame avait ouvert un compte ce printemps et n’a pas eu les 300$ de cadeau. Il faut croire qu’il y a quelque chose que je ne comprends pas dans leur processus opérationnel.

Pendant que la commis de droite est sur « le hold » —et qu’elle ne prend pas plus de clients en attente, elle fait juste attendre en cliquant sur sa souris—la personne au bout de la file abandonne et quitte. Une minute plus tard, un des deux vieillards à gauche menace de revenir avec sa carabine, parce que son frère ici présent veut juste avoir des états de compte et ça lui coûte 150$. Et que ça n’a pas de bon sens de devoir payer 150$ pour des états de compte.

Je ne suis pas en désaccord.

Ils se font eux aussi gentiment proposer de s’asseoir en attendant que quelqu’un vienne les aider. Ils glissent donc leurs pieds vers les fauteuils de cuir qui me semblent si confortables—ça fait quinze minutes que je suis debout—avec leur verre de café en styromousse dans les mains.

Devant moi, un jeune s’avance au comptoir de gauche, désormais libéré des deux frères septuagénaires détenteurs d’arme de chasse. Il dit qu’il vient chercher un colis, ou une lettre ou une enveloppe ou quelque chose, mais n’a aucune pièce d’identité. Aucune carte étudiante, pas de passeport, par de carte de citoyenneté, pas de visa temporaire, rien.

J’ai une coulisse de sueur qui descend le long de mon dos. Je songe à changer d’institution financière, même si ça ne serait probablement pas vraiment différent.

Le pauvre commis dresse la liste complète de toutes les pièces d’identité possibles et imaginables. Il est sur le bord de mentionner l’échantillon sanguin quand une dame avec une jupe sort d’un bureau et se fait accoster par celle derrière moi, qui semble avoir le double de mon âge et le double de mon irritation. Je ne sais pas si elle a le double de coulisse de sueur dans le dos par contre.

- Est-ce que ça serait possible d’avoir une troisième personne au comptoir? demande-t-elle.

- La troisième personne est partie dîner, répond la dame en jupe avec une compassion qui serait probablement plus ressentie si on payait 2,99$ de frais mensuels supplémentaires.

- Je viens juste voir si j’ai reçu une carte de crédit, dit la dame derrière moi. C’est vraiment long.

Je croise le regard de la dame en jupe et j’ai le goût moi aussi de lui parler.

De lui dire : Madame, moi je veux juste laver mon linge. Je vais au gym à chaque jour et je sue, madame, j’ai besoin de laver mon linge. Mais pour ça, ça me prend des piastres. Mais à chaque fois que je viens ici, madame, je perds goût à la vie. Je veux juste laver mon linge, mais présentement je n’ai plus le goût de vivre et j’ai juste le goût de changer d’institution financière madame.

Peut-être que mon regard traduit ma détresse. J’espère.

La dame en jupe disparait derrière le comptoir pour aller voir si la carte de crédit est arrivée. Au même moment, le jeune homme finit par comprendre qu’il n’aura pas son colis, ou sa lettre ou son enveloppe ou son quelque chose et quitte.

Après vingt-cinq minutes debout à attendre, j’avance enfin au comptoir. À noter que la commis de droite est encore au téléphone pour comprendre pourquoi est-ce que la cliente n’a pas eu ses 300$.

- Bonjour, j’aimerais deux rouleaux d’un dollar s’il vous plaît.

Ça prend environ cinq secondes au commis avant de comprendre que je veux retirer l’argent de mon compte. Ce qu’il me mentionne avec un « oh, de votre compte! »

Non, excuse-moi mon brave, ceci est un hold-up. J’avais un fusil de rangé dans ma ceinture, à l’arrière de mon pantalon, mais j’ai tellement eu chaud à attendre que tu sois prêt que la coulisse de sueur l’a trainé le long de ma jambe de pantalon.

Je luis tends ma carte, et deux minutes plus tard je sors dehors avec deux rouleaux d’un dollar dans mes poches et une partie de mon âme en moins. Vingt-cinq minutes d’attente pour deux minutes de service. Je crois que c’est un bon ratio.

À ce jour, je n’ai toujours pas changé d’institution financière. Mais je n’ai pas encore manqué de monnaie. À suivre.


 

Présenté par Blogger.